Face à un travail en liquéfaction, serons-nous « sauvés » par la technologie ?

« Retour aux fondamentaux. Il est temps de tout démonter et de mettre les mains dans le cambouis… » Matthew Crawford

Le travail, en tant qu’action de transformation du monde et de soi, a toujours porté en lui une part de lumière et d’ombres. Travailler, cela nous travaille, comme le travail de la femme qui accouche et porte au monde la vie. Naître, créer, fabriquer, transformer, cela n’est pas anodin.

Qu’en est-il de nos relations à un travail  qui s’ubérise, s’auto-entreprend, abolit les frontières entre vie privée et vie professionnelle avec les nouvelles technologies, modifie notre rapport à la nature jusqu’à vouloir augmenter l’homme ?

 

Aujourd’hui, des constats de

  • « liquéfaction » du travail,
  • « rapidation » de nos vies,
  • « utilitarisme » des personnes

nous amènent à nous interroger sur le bien commun, dans une approche qui stimule la solidarité au cœur de nos interdépendances.

Pour mieux le comprendre et ouvrir des pistes de dialogue , je vous invite à définir ces concepts en parcourant l’histoire du travail et de son organisation : sources du commandement, de la journée en 3/8, de la thésaurisation, de la circulation des biens au cœur d’une économie marchande, origine du capitalisme, pour finalement mettre le modèle des ateliers et organisations à taille humaine en contrepoint de celui du  travailleur augmenté.

Etat des lieux du travail aujourd’hui

Zygmunt Bauman, sociologue britannique et polonais, parle d’une société liquide, où les relations des hommes tous consommateurs sont impalpables : statut social, identité ou réussite ne sont définis qu’en termes de choix individuels et peuvent varier, fluctuer rapidement au gré des exigences de la flexibilité, de rythmes de vie et transformations  qui vont de plus en plus vite.

Le pape François, dans son encyclique « Laudato Si » sur la sauvegarde de notre maison commune, nous alerte sur cette « rapidation » : « l’accélération continuelle des changements de l’humanité et de la planète s’associe aujourd’hui à l’intensification des rythmes de vie et de travail, dans ce que certains appellent ‘‘rapidación’’. Bien que le changement fasse partie de la dynamique des systèmes complexes, la rapidité que les actions humaines lui imposent aujourd’hui contraste avec la lenteur naturelle de l’évolution biologique. À cela, s’ajoute le fait que les objectifs de ce changement rapide et constant ne sont pas nécessairement orientés vers le bien commun, ni vers le développement humain, durable et intégral. »(§18)  Ainsi,  » la culture du déchet, qui affecte aussi bien les personnes exclues que les choses, vite transformées en ordures. »(§22)

Notre salut viendra-t-il de la technologie  et des algorithmes ?

La technicité accrue de nos vies est ambiguë, car « la technologie, liée aux secteurs financiers, qui prétend être l’unique solution aux problèmes, de fait, est ordinairement incapable de voir le mystère des multiples relations qui existent entre les choses, et par conséquent, résout parfois un problème en en créant un autre. » (§20 Laudato Si)

Pour reconnaître la complexité des interdépendances dans un monde VUCA « volatile, incertain, complexe, et ambigü », le bien commun s’attache à une visée supérieure qui transcende l’homme, là où l’intérêt général, qui n’est que la somme d’intérêts particuliers, mène à l’utilitarisme des faibles, sacrifiés au profit des plus forts. Un parcours historique de l’organisation du travail s’impose pour mieux comprendre le contexte et les possibles de notre époque.

Parcours historique de l’organisation du travail

Aux sources du commandement

Aristote,au IV° siècle avant Jésus Christ, a bien perçu la double dimension du travail, qui transforme la nature (dimension objective) et soi-même (dimension subjective). Pour cela, il distingue toutefois le travail « noble » de l’artisan et de l’artiste et celui de l’esclave.

Les premiers sont libres d’organiser leur travail à leur guise, là où l’esclave doit obtenir le meilleur rendement possible, sans détériorer sa force de travail : il doit être exploité et non détruit, sinon, qui restera-t-il pour travailler encore aux tâches les moins nobles ? Une société sans esclaves semble à l’Antiquité impossible, car les hommes n’étant pas tous doués des mêmes capacités, certains sont destinés par nature à être commandés, jusqu’à ce que la mort ne les délivre de ce commandement.

Division de la journée de travail en 3/8

Dix siècles plus tard, avec les premiers monastères du V° siècle, St Benoît propose une règle qu’on pourrait dire « managériale » de l’organisation du travail. Pour assurer la survie des groupes et communautés, il lui faut un point de vue objectif qui ne néglige pas l’intérêt supérieur d’une visée suprême et céleste. Il est le premier à envisager la division de la journée et le travail en 3/8 : 1/3 du temps pour la prière, 1/3 du temps pour le travail, 1/3 du temps pour le repos et les relations communautaires. Le tout est géré par un père élu, ce qui est révolutionnaire à l’époque.

Stockage et redistribution

Au XII° siècle, Bernard de Clairvaux va perfectionner cette règle de St Benoît par sa réforme cistercienne : les moines vont désormais stocker et redistribuer les denrées aux moines et aux pauvres.

Economie marchande et circulation des biens

Au XIII° siècle, St François d’Assise propose une voix radicalement opposée, tournée sur la pauvreté. Selon lui, les biens de la terre doivent circuler, nous sommes alors dans les débuts de l’économie marchande, dont il dénonce par ailleurs l’immoralité. Ses écrits associent le bien-être collectif à la circulation de la richesse marchande. Dans cette optique, la richesse thésaurisée du propriétaire foncier et de l’aristocrate est bien plus stérile et contraire au bien commun que l’investissement.

Ethique protestante et esprit du capitalisme

Pour Max Weber, la réforme protestante serait à l’origine de l’éthique du travail capitaliste qui va se développer  à partir du XVIII° siècle. Son analyse se veut empirique, et part du constat de l’inégalité sociale entre protestants et catholiques en Allemagne. Pour expliquer ces différences, où les protestants distinguent très nettement l’ordre des réalités terrestres et celui des réalités éternelles, Weber émet l’hypothèse que les protestants recherchent le profit maximal, non par placement d’un capital, mais par l’exercice d’un travail, d’une profession, où le puritain va « faire la besogne de Celui qui l’a envoyé, aussi longtemps que dure le jour. » Milton Friedman, fondateur de l’école de Chicago et prix Nobel de l’économie en 1976, contribuera à former de nombreux dirigeants  à cette  maximisation du profit, qui valorise une économie gouvernée par des actionnaires.

A l’inverse, la théorie des parties prenantes propose une autre approche plus participative de la stratégie d’entreprise, à considérer non plus dans la simple lutte contre la concurrence, mais dans l’intégration de l’ensemble des partenaires à la démarche. C’est le passage d’une vision shareholders à une vision stakeholders.

La fin des corporations, modèle du travail en équipe 1791 : vers un travail libéralisé

Une autre évolution notable du travail a été la disparition d’un système qui était devenu prépondérant, celui de l’atelier. L’idée était de se grouper autour d’un maître (peintre, artiste, artisan), et de travailler en équipe sous sa conduite, en apprenant de lui. Rubens en est un exemple célèbre, qui ne cesse d’alimenter les recherches pour mieux approfondir la question du processus créatif et de la répartition des tâches entre le maître et ses collaborateurs. Dans ses 1403 peintures, on sait ainsi que beaucoup de tableaux ne sont pas faits par une seule main.

La loi Le Chapelier, en décidant de dissoudre les corporations, va individualiser les travailleurs. L’Assemblée constituante française, le 14 juin 1791, interdit ainsi la reconstitution de toute association professionnelle tant de patrons que de salariés, dans un souci de cohérence avec le décret d’Allarde qui proclame la liberté d’entreprendre et interdit les corporations,

C’est le début de la sécularisation du travail humain, qui va aboutir par étape à une organisation dite scientifique

Une organisation scientifique et déshumanisée du travail

  • Galilée nous avait déjà expliqué que tout l’univers est écrit en langage mathématique,
  • Descartes avait  proposé une méthode pour tout décomposer de façon hiérarchique, causale et exhaustive,
  • Adam Smith a voulu nous faire croire en la main invisible d’un marché qui s’auto-régule de lui-même,
  • John Locke voulut contraindre le paresseux qui ne travaille pas à travailler. Défenseur de la tolérance, il n’a pas exclu la flagellation des enfants pour endurcir leur corps et leur esprit,
  • Marx et Engels  mirent en lumière la logique socio économique mise en place pour obliger les prolétaires à vendre leur capacité de travail, à une époque où le rythme n’était plus donné par la nature où le commerce mais par la machine.
  • Une nouvelle organisation du travail a émergé avec Taylor et Emerson. Les cadres organisent le travail des ouvriers, le bien commun est remplacé par la recherche de prospérité et le paternalisme. Le travailleur est aliéné, il devient un « opérateur ».
  • Aujourd’hui, certains pensent qu’il convient de revenir au modèle de l’atelier. Les grandes entreprises elles-mêmes cherchent à réorganiser des unités de travail et des mini-usines qui ne dépassent pas 200 personnes. L’objectif est de revenir à des organisations à taille humaine.

Travail manuel versus homme augmenté

La lecture rapide de ce panorama organisationnel nous invite à reprendre d’urgence contact vers la réalité d’un travail incarné, loin des « Bullshit jobs » . Cette expression de l’anthropologue américain David Graeber désigne des tâches inutiles, superficielles et vides de sens effectuées parfois dans le monde du travail. L’auteur et le terme terme postulent que la société moderne repose sur l’aliénation de la vaste majorité des travailleurs de bureau, amenés à dédier leur vie à des tâches inutiles et sans réel intérêt pour la société, mais qui permettent malgré tout de maintenir de l’emploi.

Loin de ce type de travail, Matthew Crowford, philosophe et universitaire américain, nous partage dans son essai « éloge du carburateur » le sens et la valeur du travail à retrouver. Matthew était un brillant universitaire, bien payé dans un think-tank à Washington. Au bout de quelques mois, déprimé, il démissionne pour ouvrir… un atelier de réparation de motos. À partir du récit de son étonnante reconversion professionnelle, il mêle anecdotes, réflexions philosophiques et sociologiques. Il veut montrer que le « travail intellectuel », dont on nous rebat les oreilles depuis que nous sommes entrés dans l’« économie du savoir », se révèle pauvre et déresponsabilisant. Il montre que le travail manuel peut se révéler beaucoup plus captivant d’un point de vue intellectuel que tous les nouveaux emplois de l’« économie du savoir ».

Aujourd’hui, la dématérialisaiton du travail et la mondialisation des échanges sont tels que seuls des algorithmes semblent capables de les modéliser, en lieu et place des ingénieurs. Les salariés sont individualisés à l’extrême, on ne sait plus bien qui est aux manettes de nos achats et de nos processus de travail. Le transhumanisme nous promet de repousser sans cesse la mort, d’augmenter l’homme et ses capacités…

Le transhumanisme n’est-il pas tout simplement une façon d’éliminer l’homme pensant pour en faire un travailleur docile ?

Vers une écologie intégrale

Face à ce panorama inquiétant, nous pouvons réagir de différentes façons. Laquelle sera la votre ?

  1. paniquer et sombrer : on coule, le monde fout le camp, on ne pourra plus rien y faire,
  2. tirer parti d’un processus d’autodestruction qu’on ne peut plus arrêter,
  3. se dire que le système va s’auto-réguler de lui-même, avec tous les dégâts et effets indésirables que cela implique (on a déjà eu la crise des subprimes, à quand la prochaine crise ?),
  4. croire qu’on pourra s’en sortir avec de nouvelles technologies,
  5. refonder les relations autour d’une écologie intégrale des relations à soi, à la nature et aux autres, en acceptant de ne pas se croire tout puissant, et en remettant la personne humaine au centre, sans laisser personne en marge.

Derrière les chiffres et les statistiques sur le travail, il y a des personnes vivantes, des histoires de vie. Le travail n’a pas qu’une valeur monétaire, il a aussi une valeur symbolique, une valeur existentielle. C’est cette valeur humanisante du travail qu’il est urgent de remettre en avant.

Cette éclairage est en grande partie issue d’une conférence du père Dominique Foyer, professeur de théologie morale, le 17/11/2019 à Asnières, sur le travail et son évolution actuelle, ses lumières et ombres.

A votre disposition pour accompagner vos interrogations sur votre propre travail en bilan de compétences professionnel ou bilan d’orientation jeunes. A votre disposition pour vous permettre de repenser collectivement les valeurs et la culture de votre groupe de travail. 

Muriel Rosset, 06 33 70 31 24

 

 

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