Intelligence artificielle : oser un vivant éthique et sans frontières

Revenir aux fondamentaux de la vie avec les infravies

Intelligence artificielle, transhumanisme, homme augmenté, robotisation et marchandisation de la vie… Autant de questions actuelles traitées par leur finalité, plutôt que par leur origine.

  • Loin des débats éthiques habituels sur l’intelligence artificielle, qui font souvent ressortir des questions de responsabilité et d’hubris transgressive de l’apprenti sorcier , Thomas Heams nous invite à revenir aux fondamentaux de la vie.
  • Loin de la volonté performatrice  d’exploit de ceux qui veulent augmenter le vivant, l’auteur montre qu’il est vain de vouloir le transformer, le « reproduire de manière méthodique et besogneuse » (p157), là où le monde infravivant peut le faire en permanence, « de manière aussi foisonnante et créative qu’aveugle. »

Pour cela, il nous emmène à la quête des origines de la vie, dans un voyage entre la formation de la terre (il y a 4.5 milliards d’années), jusqu’aux premières formes de vie (il y a 4 milliards d’années). Il nous aide ainsi à mieux comprendre le vivant, tenter de le définir, et en tirer les leçons pour l’innovation en matière de vivant. Il le fait à partir des infravies comme conditions et cheminement dynamique par lesquels la vie est progressivement apparue.

Laissons-nous dérouter et entraîner dans une autre façon de penser l’innovation, afin de laisser à nos enfants non seulement une terre habitable mais également une vie enviable.

Pour une innovation plus audacieuse et créative de l’intelligence artificielle

« Une biologie exploratoire, plurielle, qui retrouve un certain goût pour l’artisanat et le bricolage, pourrait damer le pion à de grands projets ronflants fondés sur un réductionnisme en bout de course. » p159

Comment ? En susbtituant la créativité à la course à la puissance !

De quelles réductions s’agit-il ?

  • Définir la vie en cherchant à la catégoriser nous a fait vivre dans l’illusion qu’une ingénierie machinique en est possible. p146
  • On peut augmenter l’homme, on le fait déjà avec toutes sortes de prothèses, on ne peut pas augmenter le vivant. p170 Transformer le vivant suppose qu’il soit figé, ce qui est mal le connaître et mal le comprendre. Croire le vivant figé est pour tout biologiste un contresens initial suspect. p47
  • Les conditions d’apparition de la vie, à la fois minérale et collective, montrent que le mystère de la vie est pluriel et relationnel. Pour que la vie au niveau biologique apparaisse, il faut une rencontre. p33
  • De cette rencontre va naître la vie, dont on se demandera au final si on peut et doit la définir, et comment.
  • C’est le pluriel qui va donner de l’unique, un unique où le tout est supérieur à la somme des parties.
  • Contrairement à ce que l’on croit, et qui correspond à notre pensée occidentale avide de catégorie, (là où la Chine aime penser la notion de « l’entre »), le vivant n’est pas une catégorie du monde, mais une dynamique particulière de la matière, un état limite de l’infravivant. Une telle perspective nous invite à penser les passages et les transgressions de la vie, et non ses frontières, ses seuils, ses barrières.
  • Le vivant en effet est avant tout historique, son apparition est bancale. Oui, le vivant est histoire en chemin ! Il est une modalité particulière d’un rapport de tension dynamique avec le minéral, non plus une rupture avec lui mais un de ses états limite. p39
  • Le vivant est aussi et surtout collectif, il est à la fois désordre et fragilité, pas immédiatement efficace, du moins dans sa phase transitoire.

 

Impacts d’une vision non mécaniste du vivant sur le corps-marché et le bio-capital

« Quoi de plus attrayant, pour qui cherche de la rentabilité, qu’un monde vivant où les entités peuvent se définir en modules, où l’on peut les concevoir comme des châssis à compléter, ou comme des circuits imprimés ? Quoi de plus inespéré, pour qui souhaiterait un jour en breveter tout ou partie, que des espèces bien classées, des mécanismes précisément décrits, des pièces détachées dûment cataloguées, et des transitions franches ?  La réalité infravivante n’attaque pas  la question de la marchandisation de la vie sur le terrain des partis pris idéologiques, qui amènent des débats sans fin, mais à la racine, sur ses présupposés scientifiques. » p 160

C’est ici que la réalité infravivante du monde entre en jeu. p159-160

  • les faits biologiques discréditent en eux-mêmes la démarche de privatisation du vivant,
  • dans le capitalisme globalisé, il existe des espaces où peuvent exister d’autres logiques que la marchandisation

« Ce que pointe la perspective infravivante, c’est que la marchandisation du vivant devrait accepter le partage des propres richesses qu’elle convoite.  Elle devrait aussi être comptable de tous les effets induits, y compris non désirés, des innovations qu’elle apporte. Si un gène se répand, perd sa fonction prévue, perturbe d’autres équilibres biologiques, son « propriétaire » devrait prendre ses responsabilités, ce qu’actuellement personne ne lui demande. La  marchandisation de la vie s’appuie bien sur des causalités linéaires simplificatrices. » p 162

Loin des machines, un regard renouvelé sur la vie

« Le vivant nous incite à penser l’identité non pas comme un territoire mais une relation. Ce qui est vrai pour les protocellules pourrait l’être aussi pour nous tous. Ce n’est pas une vue de l’esprit, mais bien une réalité tangible, de constater que la réalité du vivant tient son rapport à la relation, et pas dans son périmètre. »

« Cette relation est source de richesses, mais elle peut aussi être conflictuelle, violente, prédatrice » (et l’auteur ne parle pas là seulement de données morales, mais de constats biologiques !). « Le monde infravivant nous invite donc à une forme de modestie pragmatique, dans nos typologies et nos classifications, par exemple. » p163

« Car le monde infravivant nous rappelle que notre individualité est aussi une construction, elle n’est pas une donnée qui résulterait de la fécondation par la fusion génétique de nos gamètes. » p164

Sortir de l’impasse du vivant mécaniste

Le vivant-machine n’est pas une intuition de toujours, il s’est développé avec René Descartes et la méthode cartésienne dont sont issus

  • la majorité de nos progrès technologiques,
  • une vision de l’animal-machine, maître et possesseur du monde.

Nous sommes ainsi passés à une science reposant

  • sur l’ingénierie et la technologie,
  • sur une conception rationnelle de dispositifs mécaniques de plus en plus complexes. p117

Or « D’autres chemins s’offrent à nous. Plutôt que d’appliquer le même schéma de design rationnel et modulaire à la conceptions de dociles petits robots cellulaires, destinés à toutes sortes d’objectifs appliqués, une biologie de synthèse repensée, qui deviendrait en quelque sorte une infrabiologie, (…) testerait des échanges, des fragilités, des tensions, des dépendances, elle testerait les effets collectifs, les dépendances. » p159

Repenser le vivant, c’est repenser le travail et l’économie

« Le monde des machines n’est pas qu’un monde technique reposant sur l’ingénierie. C’est aussi une partie du monde économique, reposant sur des régimes de propriété, en particulier de brevetabilité et rentabilité, qui commercialise des pièces détachées et des services de réparation, recycle, et gère l’obsolescence. Remettre en cause la métaphore du vivant-machine est ainsi une opération lourde de risques et de conséquences, de nature à perturber des habitudes très partagées au sein d’un système anthropologique de représentation du monde. » p118

Le capitalisme repose en effet sur l’appropriation de l’énergie, sa transformation vers de l’utile, qui définit le travail.

C’est à cette réflexion ancrée dans les origines de la vie et de l’infravie que nous pouvons nous atteler, sachant « qu’il ne peut rien manquer à un vivant, si l’on veut bien admettre qu’il y a mille et une façons de vivre. » (Canguilhem, 1952).

Faut-il définir le vivant ? p 74

  • Hans Jürgen Link (2012) souligne la nécessité morale d’une définition claire du vivant, car maintenir une frontière floue pourrait produire des ambiguïtés éthiques,
  • D’autres, comme la philosophe Carol Cleland (2012), argumentent qu’une telle définition est impossible tant que les scientifiques concernés ne disposent pas d’une théorie du vivant qu’ils sont dans l’incapacité actuelle de produire,
  • Roberte Pennock (20112), constatant l’abondance de définitions souvent irréconciliables, propose qu’un seul concept avec des frontières floues fasse consensus,
  • D’autres enfin semblent considérer cette question inutile en pratique. James Lovelock affirme que notre reconnaissance des êtres vivants est instantanée et automatique, cela fait partie de nos instincts.

Thomas Heams, après de nombreuses définitions, montre que la définition du vivant par listes est une tentation forte et fréquente. C’est ainsi qu’on les a passées à la moulinette de l’analyse lexicographique, (Trifonov, 2011), dans l’espoir d’y trouver une sorte de noyau statistique invariant… Avec 123 définisseurs, il apparaît que le vivant est « quelque chose’ aux confins des mots-clés suivants : matière, chimie, systèmes, complexité, reproduction, évolution, environnement, énergie. »

La position intermédiaire du livre infravies, adoptée de manière pragmatique et temporaire, considère la vie comme la combinaison de trois fonctions /capacités

  • être capable d’un équilibre dynamique avec l’environnement
  • être capable de proliférer
  • être capable d’évoluer d’une génération à l’autre

Que retenir ?

Ce livre nous appelle en conclusion « à laisser le vivant nous dérouter sans chercher à le contraindre, à ne pas l’enfermer dans une norme, mais à accueillir son déploiement en refusant le confort illusoire des frontières. Et peut-être alors, subrepticement, le comprendre un peu mieux. »

Malgré les développements scientifiques abondants et sans doute réservés à des experts, j’ai aimé ce regard radicalement différent sur les questions actuelles du transhumanisme

  • accueillir la fluidité, imprévisibilité, fragilité de la vie : c’est ce qui la rend belle et nourrit notre désir, qui est le propre de l’homme bien plus que des machines,
  • penser out of the box, décloisonner nos idées, pour arrêter de voir l’avenir de façon étriquée et finalement peu motivante, afin de laisser à nos enfants non seulement une terre habitable mais également une vie enviable,
  • fonder la vie, son origine et son avenir sur des tensions fragiles et des rencontres, bien plus que sur une volonté de schématisation, possession, main mise,
  • des vies intenses plus que des vies augmentées (dernier paragraphe du chapitre sur l’éthique des infravies)
  • repenser l’innovation autour de l’intelligence artificielle, pour dépasser ses artifices sans renoncer à son potentiel pour l’homme et la société,
  • plus d’humilité, de courage, d’audace, et finalement de vie, tout simplement !

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