L’épreuve au cœur de la vie : la traverser et l’accompagner

Le fait que la vie soit difficile n’est pas forcément un malheur. L’épreuve est constitutive de la vie. Mais comment traverser et accompagner l’épreuve ? Anne Lécu, sœur dominicaine et médecin à la prison de Fleury Mérogis, nous livre son enseignement. (conférence du 18/07/2018 au centre spirituel de Kerguénec.).

Couverture du livre la prison, un lieu de soin ?Voici l’enseignement de cette femme médecin, qui en consultation fait une séparation radicale entre son état de sœur dominicaine, sa foi et son métier : si un patient cherche à me parler de sa foi, je lui demande « et votre tension, elle en est où ? ».

Pour elle, le médecin a un pouvoir énorme sur ses patients, elle veille donc à n’être que médecin généraliste, et ne pas empiéter sur un rôle de thérapeute, psychologue, aumônier, conseiller spirituel… afin de ne pas mélanger les rôles et devenir toute puissante sur les personnes qu’elle soigne.

Je vous laisse découvrir avec elle les visages, caractéristiques et remèdes à l’épreuve, avant de terminer par l’épreuve de l’âge et la douceur qu’on peut y trouver.

 


Sommaire

Les multiples visages de l’épreuve
Caractéristiques de l’épreuve
L’acédie
Quatre remèdes à l’acédie de sa vie
Veiller à nos visions géographiques et temporelles d’une situation
Prendre en compte le positionnement de l’autre
Face à l’épreuve de la vieillesse, menaces et remèdes au grand âge
Écouter la souffrance de l’autre : se taire plus de 17 secondes
L’épreuve ou le temps de la divine douceur, tellement humaine
Qu’est-ce qui reste quand il ne reste rien ?

 


Il y a de multiples visages de l’épreuve

L’épreuve physique, la maladie, la souffrance.
L’épreuve psychique, épreuve de la conscience de soi et du monde. Pour cette épreuve existentielle du malheur d’être là où l’on est, il n’y a pas de pilule magique.
L’épreuve de la faute commise, ou subie.
L’épreuve de la séparation, quand on ne croit plus en l’autre ou n’aime plus l’autre.
L’épreuve de la solitude, de l’abandon.
L’épreuve de la foi, de la vision de Dieu ou de la vie qui change ou s’effondre. Or Dieu ou le sens de la vie est toujours ailleurs qu’on pense qu’il est. Il nous déplace et nous rassure quand on se sent exilé. Si l’image de Dieu ou de notre vie se délitent, comment les rencontrer à nouveau ?
L’épreuve de l’épreuve de l’autre qu’on aime et qui souffre.


Caractéristiques de l’épreuve

L’arrêt, la chute. On dit qu’on tombe malade, comme les détenus disent qu’ils tombent en détention, en prison. Il y a une rupture temporelle.
La crise, qui est jugement, occasion de faire le tri de ceux sur qui on peut compter, de ce qui compte vraiment pour moi.
Le temps favorable, le kaïros, occasion qu’on peut saisir ou pas pour réfléchir à sa vie. On saisit les occasions ou on les rate. À nous de rendre à nouveau la vie sensée dans une épreuve insensée.
Un autre rapport au temps et à la durée, avec le sentiment de la durée différent pour celui qui est immobilisé, pour qui le temps s’allonge.
Une forme d’exil, on ne se sent plus chez soi en soi, cela pose la question de l’hospitalité. Comment faire pour être hospitaliers les uns avec les autres ?

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L’acédie : de la cellule des moines du désert à la cellule de prison ou chambre de malade

Une autre épreuve est celle de l’acédie, démon du midi qui assiège l’âme, amène de l’aversion pour sa vie, voire le désir d’une autre vie. C’est l’épreuve du moine, décrite par les pères du désert, notamment par Evagre. Ce combat de l’acédie n’est pas propre aux moins du désert, il existe pour toute personne.

L’acédie est une pensée intrusive qui vient au moment où je m’isole pour unifier ma vie, ou encore au moment où je devrais être concentrée sur la personne que j’accompagne.

Je suis là à m’occuper d’un malade, et je pense à plein de choses. Je me dis, « franchement j’en ai assez de cet « hôpital en burn out », je ferais mieux de travailler en libéral, au moins j’aurais ma liberté, d’ailleurs si j’organisais mes horaires je pourrais faire mes courses, justement mon frigo est vide, il faut que je passe au magasin ce soir, etc, etc, vous connaissez vous-mêmes la suite ! »

L’acédie, c’est vouloir être toujours ailleurs, dans le passé, ou le futur, plutôt que de vivre au moment présent. C’est vouloir une autre vie, et ne pas arriver à être là. Tout simplement là.

« Je suis seule, malade, je m’ennuie, personne ne s’occupe de moi. Quelques temps plus tard, ma voisine de chambre arrive, elle me fatigue, pourvu qu’elle parte et me laisse un peu tranquille. Heureusement elle est partie et je peux me reposer. Mais maintenant que je me suis reposée, j’aimerais bien la revoir. »

L’herbe est plus verte ailleurs, dit le dicton. Comment alors décider et désirer ma vie plutôt qu’une autre ? L’acédie est une maladie du repli de soi, de l’indifférence, de la volonté. L’acédie c’est ne se soucier que de soi.

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Quatre remèdes à l’acédie de sa vie

Persévérer dans sa vie, grâce au travail manuel : ménages, courses, repas, ou n’importe quoi d’autre à faire de ses mains, pour arrêter le vélo infini de ses pensées. Le réel, c’est toujours ce qu’il y a de plus spirituel, car il est incarné. Le réel permet de se réapproprier le temps chronologique détruit.

Garder à la fois la pensée de la mort et le soin du soi, comme si on allait vivre cent ans, savoir en même temps que la vie s’arrête, mais tout faire pour ne pas se laisser glisser
Pour le malade en voie de guérison, savoir quitter son pyjama pour s’habiller joliment,
Pour la personne seule chez elle, ne pas manger dans sa casserole, savoir mettre pour soi le couvert et décorer sa table.

Pleurer des larmes pour guérir de ma vie anesthésiée par l’épreuve, et retrouver ma sensibilité perdue.
La présence d’un autre y aide, Les soignants ne sont pas là que pour guérir et consoler, ils sont là aussi pour laisser pleurer.

Aller voir et rencontrer des personnes qui ont su rester vivantes au cœur de leur épreuve.
Dans les unités longue durée, on peut avoir des malades ressources, témoins de soin pour les autres.

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Veiller à nos visions géographiques et temporelles d’une situation

Les théories du monde selon les ondes (théorie quantique) ou les particules (théorie de la relativité) sont deux visions incompatibles, et pourtant chacune exacte.

Il en est de même pour les visions du monde des personnes valides ou immobilisées :

La personne immobile décrit les événements par fréquence temporelle, elle raconte à quelle heure le plateau repas est arrivé, à quelle heure on l’a couchée, habillée, soignée.
La personne mobile décrit les événements par description géographique, elle raconte où elle va déjeuner…
D’où des conflits et incompréhensions, voire des jugements :

L’infirmière court partout, est débordée de travail, et arrive au bout de 5 minutes au lieu de 3 au chevet d’un malade qui l’accueille en se plaignant de son attente trop longue, ce qui a le don d’énerver en retour la soignante.

« Il ne fait rien tandis que moi je bosse, il peut bien patienter, il n’a que ça à faire ! »

Mais 2 minutes d’une personne mobile ou alitée, ça ne donne pas du tout le même sentiment du temps, ça ne se compte pas pareil ! Chez l’une, cela semble une éternité, chez l’autre quelques secondes.

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Prendre en compte le positionnement de l’autre

Pour exemple, les petits pois servis à une personne allongée qui ne doit pas bouger de par son état, ce n’est pas pratique du tout ! Elle voit alors comme une bénédiction les visites à ce moment-là, pour l’aider à manger plutôt qu’à jouer aux billes avec les petits pois égarés.

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Face à l’épreuve de la vieillesse

 » Il y a deux vieillesses, sans rapport immédiat avec la date de naissance : la première et la deuxième, comme dirait Molière. Dans la première, ça descend, dans la deuxième, ça s’effondre. Dans la première, on marche, on mange, on dort, on parle, on est en relation avec les siens et ses amis, etc. Dans la seconde, tout cela, qui fait la vie, s’en va. La seconde vieillesse, c’est celle des partants. Ils sont déjà sur l’autre rive. Ils rejoignent mystérieusement les tout petits enfants, cette humanité primordiale qui entoure, en quelque sorte, la clairière où s’agitent ceux qu’on nomme adultes.

Car ce sont des humains, ces vieillards. Il convient de les soigner, d’avoir pour eux compassion – et beaucoup plus : d’être présent à cette étrange présence qui nous interroge plus durement que tout sur ce qui est notre condition. Ne disons pas trop vite que la communication avec eux est rompue. Je me souviens de cette aide-soignante qui dans un service de gériatrie avait charge d’une vieille femme autrefois grande pianiste de concert ; elles communiquaient par la musique. L’aide-soignante prend des vacances ; au retour, on lui dit : Madame X, c’est fini, c’est un légume. La soignante va la voir et lui fredonne à l’oreille un concerto de Mozart que la pianiste autrefois jouait devant les foules ; la pianiste souleva la main de l’aide-soignante et la baisa.

Je ne dirai rien de plus sur cette seconde vieillesse. Je parlerai plutôt de la première et comment vivre quand on dispose encore de soi. J’ai dit « encore » ? Je peux encore marcher, lire, penser ? Ou bien faudrait-il mieux dire : je peux enfin ? Mais enfin quoi ? Ah, il faudrait vieillir jeune ! Mourir jeune, disait Oscar Wilde, mais le plus tard possible ! Et moi (à mon âge, on renonce à la modestie), le jour de mes 80 ans, j’ai dit : je suis trop jeune pour l’âge que j’ai. Reste que, tout de même, ça descend. » Maurice Bellet

Maurice Bellet, dans sa conférence vivre en étant vieux, repère 4 dangers et 4 remèdes face au grand âge.

Quatre menaces du grand âge

je ne suis plus rien pour personne ;
je n’ai plus rien à faire et je ne sers plus à rien ;
plus rien ne m’intéresse ;
ma vie, ce n’était rien, qu’un long ratage.
Triste poésie du néant : solitude, inutilité, rétrécissement, désespoir. Heureusement, il y a face à ces menaces des remèdes non médicamenteux.

Quatre remèdes pour le grand âge

Face à la solitude, continuer d’aimer des gens avec bienveillance, ça fait du bien !
Face à l’inutilité de son existence, trouver des petites actions, ne serait-ce que réciter des poésies de sa jeunesse. Pour ma part, quand ma belle-mère me dit qu’elle perd la mémoire, je lui fais réciter des poésies que j’enregistre émerveillée : elle connaît tant de fables de La Fontaine qu’elle me déclame sans hésiter un seul instant !
« La Fontaine évoque ces jeunes gens qui se moquent d’un vieil homme : « Passe encore de bâtir, mais planter à cet âge !..». Le vieil homme leur répond, avec cette sagesse généreuse qui est la véritable : « Mes arrière-neveux me devront cet ombrage. » Mieux vaut un projet médiocre que pas de projet du tout. »

Face au désintéressement, donner de soi, de son temps, ne serait-ce que pour écouter.
Face au rétrécissement, prier ou méditer, pour élargir son cœur et son regard.

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Ecouter la souffrance de l’autre : se taire plus de 17 secondes

On a compté qu’il existe en moyenne 17 secondes entre le temps de la plainte d’un malade et la réponse du  médecin. 17 secondes bien trop courtes, qui devraient savoir laisser le temps du silence. Face au récit de la souffrance et de l’épreuve, quelques pistes :

La bonne question n’est pas pourquoi mais comment. Peu importent les explications qui nous font souvent plus de mal que de bien.
Nous contenter d’écouter la plainte.
Ne pas donner de réponse. Entendre en vrai la question
Accueillir. « Oui, c’est insupportable. »
Se laisser déstabiliser par l’épreuve de l’autre, puiser dans nos fragilités plus que dans nos forces, sinon on est vite donneur de leçon.
Chaque épreuve est unique, incomparable et insensée. N’ayons pas de réponse autre qu’un surcroît de vie à témoigner.


L’épreuve ou le temps de la divine douceur, tellement humaine

Cette douceur divine d’humanité peut être accueillie et donnée par chacun de nous, athée, agnostique ou croyant. Maurice Bellet en parle magnifiquement.

« La divine douceur est paix, profonde paix, paix miséricordieuse, apaisement. C’est une main douce et maternelle, qui sait, qui conforte, qui répare sans heurt, qui remet dans la juste place. C’est un regard comme celui de la mère sur l’enfant naissant. C’est une oreille attentive et discrète, que rien n’effraie, qui ne juge pas, qui prend toujours le parti du bond chemin d’homme, où l’on pourra vivre même l’invivable.

Elle est ferme comme la bonne terre sur qui tout repose. On peut s’appuyer sur elle, peser sans crainte. elle est assez solide pour supporter la détresse, l’angoisse, l’agression, pour tout supporter sans faiblir ni dévier. Elle est constante comme la parole du père qui ne plie pas. Ainsi est-elle le lieu sûr où je cesse d’être à moi-même frayeur.

C’est pourquoi c’est sottise de la croire faiblesse. Elle est la force même, la vraie, celle qui fait venir au monde et fait croître. L’autre, celle qui détruit et tue, n’est que l’orgie de la faiblesse.

Mais la divine douceur sauve tout, elle veut tout sauver. Elle ne désespère jamais de personne. Elle croit qu’il y a toujours un chemin. Elle est inlassablement inlassable à enfanter, soigner, nourrir, réjouir et conforter. La divine douceur est charnelle, elle est du corps. Elle ne se passe pas en idées et discours, en décisions, en états d’âme. Elle ne se soucie pas d’exhorter ou d’expliquer. Elle est dans les mains, le regard, les lèvres, l’oreille attentive, le visage, le corps entier. Elle est dans les gestes du corps. Elle est l’âme aimante du corps agissant. Elle est la beauté aimante du corps humain.

La divine douceur est sans preuve. Elle ne se donne pas par des arguments, des explications, des justifications. Elle paraît naïve et désarmée devant le soupçon ; en fait, elle y est indifférente. Car elle se goûte.

Pourquoi divine ? parce qu’elle ne serait pas humaine ? C’est tout l’inverse : elle est divine d’être humaine, entièrement humaine en vérité.

Elle est l’amour d’amitié. Elle est l’amour par-delà l’amour, parce qu’elle ne cherche ni preuve, ni satisfaction, ni possession, ni rien de semblable. Elle ne se donne pas par devoir, mais par goût. Elle ne sait même pas qu’elle se donne. Elle est d’un naturel exquis. Elle peut se faire service, et de mille façons. Mais elle est d’abord elle-même, ô douceur divine, et ce don-là précède tous les autres. Elle est présence, elle est hospitalité, elle est parole échangée. Elle est compassion. Elle est la discrétion même. Oh, qu’elle est désirable ! Elle est le sel de la vie.

Mais le moment où on le sait est celui de la douleur. »

L’épreuve, ou le tout petit livre de la divine douceur (DDB – 1988).


Qu’est-ce qui reste quand il ne reste rien ?

« Qu’est-ce qui nous reste ? Qu’est-ce qui reste quand il ne reste rien ? Ceci : que nous soyons humains envers les humains, entre nous demeure l’entre-nous qui nous fait hommes. Car si cela venait à manquer, dont le rayon dans l’abîme, non pas du bestial, mais de l’inhumain du déshumain, le monstrueux chaos de terreur et de violence où tout se défait. Cette mutuelle et primitive reconnaissance, c’est en un sens banal et l’ordinaire de la vie. C’est ce qui s’échange dans le travail partagé, dans les gestes simples de la tendresse, dans les conversations au contenu peut-être dérisoire, mais où pourtant l’on converse, face à face, présents pour s’entendre. » Incipit ou le commencement, De Maurice Bellet, p 8-9

Muriel Rosset, coach et formatrice (de la bienveillance à la performance, gestion de ses priorités, qualité de vie au travail pour un travail de qualité, patient acteur partenaire de sa santé), à votre disposition pour écouter également vos silences, mettre à plat vos besoins et vous faire oser la vie, tout simplement…

+33 (0)6 33 70 31 24 muriel.rosset@m-gravity.fr

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